Dernièrement, j’ai commencé à suivre Molly’s Book Club sur Instagram, une « bookstagrameuse » anglaise. Je l’ai découverte à la fin du mois de mai grâce au mot-clic #blacklivesmatterbooks. J’ai tout de suite aimé sa façon de prendre position et de parler de livres engagés dans ses « stories ». Lorsque j’ai su que son classique anglais préféré était Jane Eyre, je me suis dit qu’il était temps que je lise ce roman dont j’avais entendu beaucoup de bien. J’étais persuadée que si cette jeune femme activiste l’avait aimé, je l’aimerais aussi.
Petite parenthèse avant de poursuivre : il y a quelques années, j’ai vu une adaptation cinématographique de ce classique et je n’avais pas vraiment aimé l’histoire ni les personnages. Cela me faisait trop penser aux romances contemporaines dans lesquelles les filles « banales et timides » tombent amoureuses du « bad boy » qui les traitent mal, mais qu’elles réussissent à changer… Ce genre d’histoire malsaine et clichée me fait rouler les yeux au ciel. Cela dit, j’ai décidé de passer outre cette première impression. Parfois, les adaptations ne sont pas représentatives et je me suis dit que je devais laisser une chance au livre…
DÉCEPTION
Premièrement, l’histoire et les personnages étaient exactement les mêmes que dans mon souvenir. Je concède tout de même qu’il y a beaucoup de rebondissements et que certains passages m’ont plu : ils montraient une force de caractère du personnage de Jane, qui voulait devenir une femme indépendante de fortune et de mari. C’était tout à fait révolutionnaire pour l’époque. Cependant, ce tempérament n’est pas constant, ce qui m’a dérangée. De plus, les personnages masculins principaux de l’histoire sont insupportables et beaucoup trop contrôlants! Ils se pensent tout permis et se donnent beaucoup trop d’importance.
Deuxièmement, j’ai été abasourdie par tous les propos racistes, sexistes et psychophobes. Je ne sais pas si c’est parce que j’ai lu ce roman à un moment où le discours sur les injustices et les violences que vivent les personnes noires étaient au plus fort dans les médias et les réseaux sociaux, mais j’étais très consciente de ce que je lisais et j’ai vécu plusieurs moments de malaise.
Pour illustrer mon propos, voici un passage tiré du livre où l’on parle d’une présumée diseuse de bonne aventure :
« — Comment est-elle ? demandèrent les demoiselles Eshton.
— Oh ! horriblement laide, mesdemoiselles ; presque aussi noire que la suie.
— C’est une vraie sorcière alors, s’écria Frédéric Lynn ; qu’on la fasse entrer ! »
Et, quelques pages plus loin, la mademoiselle Blanche Ingram dit (ne voyez-vous pas l’ironie de la chose?) :
« J’ai simplement vu une Bohémienne vagabonde qui a étudié la science de la chiromancie ; elle m’a dit ce que disent toujours ces gens-là ; mais ma fantaisie est satisfaite, et je pense que M. Eshton fera bien de la jeter en prison demain, comme il l’en a menacée. »
De plus, voici un passage qui montre que l’auteure était peut-être contre l’esclavage (et les travailleuses du sexe), mais elle ne voyait pas les personnes des pays colonisés (ou les prostituées) comme des êtres égaux. De la bouche de M. Rochester :
« Louer une maîtresse est ce qu’il y a de pire après acheter un esclave ; tous deux sont inférieurs à vous, souvent par la nature, toujours par la position, et il est dégradant de vivre intimement avec des inférieurs. »
Cela a beau avoir été écrit à une autre époque et j’ai beau me dire qu’il faut remettre les écrits dans leur contexte, je me sentais mal de lire cela, d’autant plus que que je sais qu’en fait, la situation n’a pas si évolué au fond, qu’il y a encore d’énormes problèmes et que le passé hante encore ces personnes.
RECHERCHE ET DISCUSSION
Je me suis donc mise à la recherche d’articles et d’avis sur l’histoire de Jane Eyre pour essayer de comprendre. Malheureusement, je ne trouvais que des critiques qui adulaient l’histoire et l’écrivaine. À l’exception d’un seul : Reading Jane Eyre while Black, qui a été écrit par une auteure noire. Elle a su mettre des mots sur mes malaises, même si je ne suis pas noire. Je ne veux pas vous en faire un résumé ici, car je crois que cette personne est mieux placée que moi pour parler de tout cela. Mais je vous invite fortement à le lire.
Cela m’a poussée à me poser de nombreuses questions. Et vous savez quoi? J’ai écrit à Molly pour lui partager l’article. J’ai beaucoup hésité à le faire, parce que je ne suis pas du genre à vouloir enclencher des débats sur les réseaux sociaux, surtout pas avec des gens que je ne connais pas. Ce qui m’a décidé, c’est qu’on était en plein cœur d’un mouvement international et que tout le monde avait envie de s’éduquer. Ce qui m’a décidé, c’est justement le fait qu’elle avait l’air ouverte à la discussion, puisqu’elle publiait beaucoup de choses sur le sujet. Je n’ai pas regretté. Elle était surprise de réaliser à quel point elle n’avait pas vu ces aspects lorsqu’elle a lu Jane Eyre adolescente. Et elle n’a plus jamais mentionné Jane Eyre dans ses classiques préférés depuis.
Cette discussion avec elle m’a fait réaliser que nous ne sommes pas toujours outillés en tant qu’adolescentes ou adolescents pour comprendre toute la complexité et le contexte des histoires que nous lisons. Il y a probablement plusieurs histoires problématiques, classiques ou non, lues plus jeune que j’ai absorbées sans remettre en question les propos. Ces choses internalisées auraient-elles contribué à la construction de certains biais ou perceptions erronées que je pourrais avoir aujourd’hui? Et qu’en est-il des jeunes personnes faisant partie de minorités visibles ou qui ont des proches aux prises avec des problèmes de santé mentale qui se voient parfois obligées de lire ces classiques dans leur scolarité et qui en souffrent?
De plus, j’ai personnellement été habituée à accepter les propos misogynes dans les classiques que je lisais parce que je me disais que c’était une autre époque (pas toujours si éloignée et, malheureusement avec toutes les dénonciations d’agression qui fusent ces derniers jours, pas si révolue que ça, on dirait!). Mais devrait-on vraiment avoir à faire cela? À se sentir intruses, parce que certains livres considérés aujourd’hui comme des classiques ne s’adressaient de toute évidence pas à nous à l’époque? À ravaler notre amertume relativement à des propos parfois violents à l’égard de notre sexe afin de seulement analyser le style d’écriture et la construction de l’histoire?
Je n’ai pas de réponses à toutes ces questions, mais en écrivant tout ceci, j’ai une boule dans mon ventre qui me dit qu’il faut que ça change.
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